Café philo du mardi 6 mars 2001 au bar des Oiseaux à Nice
Quelle différence y a-t-il entre l'intelligence et la raison ?
Animé par Eve Depardieu

Résumé du débat

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Compte-rendu de l'animatrice

Tout apprenti philosophe est amené, au cours de ses études, à se représenter le fonctionnenemt de l'esprit humain en distinguant différentes fonctions et facultés. Cependant, encore à l'heure actuelle, aucun cours de neurophysiologie du cerveau, aspect physique sans lequel il est difficile de connaître le fonctionnement du psychisme (de l'activité mentale tant intellectuelle qu'émotionnelle et sentimentale) n'est dispensé pendant le cursus universitaire des étudiants en philosophie, alors que le progrès des connaissances scientifiques et médicales en ce domaine est considérable, grâce aux nouvelles technologies ! Il serait temps de revoir et compléter les programmes...

Puisqu'il existe deux termes spécifiques, il semble assez logique de penser que l'intelligence et la raison jouent des rôles différents et ont des fonctions appropriées. Au 18ème siècle, à la suite des philosophes anglais LOCKE (1632-1704) et HUME (1711-1776), tous deux auteurs d'un "Essai" (LOCKE, en 1690) et d'une "Enquête" (HUME, en 1748) "sur l'Entendement Humain", le philosophe allemand KANT (1724-1804) a cherché à comprendre et à décrire avec le plus de précision possible les processus d'élaboration de la pensée : quelles sont les facultés de l'esprit, l'étendu et les limites de leurs pouvoirs, et dans quelles conditions se fabriquent les idées générales et abstraites, les connaissances, les opinions, les convictions, les croyances, les sentiments, en particulier le sens du beau et du sublime, tous ces contenus immatériels, purs productions de l'esprit, mais distinguer nettement l'entendement de la raison : l'entendement est la faculté de l'esprit qui a une activité opératoire, qui procède à la conceptualisation et à des abstractions à partir des données des sens et des expériences concrètes (des phénomènes) et qui relie et régule les concepts entre eux pour établir un discours cohérent et compréhensible (connaissance discursive); la raison est avant tout la faculté des idées et des principes : elle légifère tant dans le domaine des connaissances abstraites que dans le domaine de l'expérience pratique (morale), en fixant les grandes orientations, les buts à atteindre (finalités), ce qui revient souvent à fixer les limites. Mais sa grande différence avec l'entendement réside dans sa capacité à dépasser les cadres de l'expérience sensible pour atteindre un autre niveau d'intelligibilité, plus synthétique, systématique, universel et unifié (connaissance des noumènes = choses-en-soi, ). Elle possède alors la puissance et la liberté de distinguer le vrai du faux, représentations pour connaître les choses en profondeur et pour les évaluer selon des systèmes de valeurs qu'elle seule est capable d'établir par et pour elle-même (autonomie).

Il arrive un moment où la raison se confond avec la notion plus moderne de conscience réflexive, cette capacité propre à l'esprit humain de se retourner sur lui-même pour s'examiner sous tous les angles et sous tous les rapports, s'autojuger et s'autoestimer dans toutes ses pensées et prises de décisions.

Pourtant, aujourd'hui, beaucoup de personnes récusent la toute puissance de la raison (la tenant pour responsable des terrorismes idéologiques les plus meurtriers) et pensent que l'intelligence a beaucoup plus de pouvoir et de liberté, et donc d'avenir, parce qu'elle est liée à d'autres facultés de l'esprit, beaucoup plus créatives, vivifiantes et motivantes, en particulier l'imagination et l'intuition, en plus de la sensibilité et de l'instinct. Elle possède ainsi le génie de l'invention, capable de concevoir les outils, les artifices même les plus fantastiques, pour résoudre les problèmes techniques vitaux qui se posent à l'individu ou aux groupes humains, ici et maintenant : en évoluant aisément dans un univers d'hypothèses, elle trouve des solutions originales ! La raison fait peur avec ses échafaudages de principes et de lois qui définissent des univers clos, des systèmes sans failles, parfaitement équilibrés, où la moindre déviance ne peut être que châtiée ! Le rationnel (les suites logiques déductives ou inductives) comme le raisonnable (les comportements cohérents et sensés vis à vis de soi-même et d'autrui) ont besoin d'être intelligemment conçus et appliqués, avec une certaine souplesse d'adaptation, et parfois, dans l'urgence, avec une grande part d'improvisation. L'intelligence peut avoir accès à l'irrationnel, à tout ce qui échappe au contrôle, à l'encadrement, aux critiques et aux sentences de la raison. Mais celle-ci garde un pouvoir spécifique irremplaçable : celui de la justification et du jugement de valeur, de la délibération (faculté de juger) sur le choix des fins et des moyens utilisés pour atteindre ces fins.

Finalement, peut-on raisonner sans intelligence, ou avoir l'intelligence des êtres et des choses sans en connaître les raisons ? A quoi bon distinguer ces facultés ? Ainsi dans cette réflexion sur l'intelligence et la raison, quelle est la faculté de l'esprit qui mène le jeu en prenant ainsi ses distances pour opérer : la raison ou l'intelligence ? Ou bien encore une troisième faculté (ou sixième sens), une sorte de mémoire intuitive, capable de discerner et de s'orienter avec une étonnante acuité et de réaliser des synthèses fulgurantes ?

Dans l'antiquité gréco-romaine, les philosophes ne faisaient pas la distinction, car la notion de raison (ratio + logos) recouvrait à la fois ce qui se rapportait à la pensée discursive imprégnée du modèle mathématique (conceptualisation, logique formelle, langage, symbole) et à la pensée normative (principes, lois, sentances). La raison recouvrait donc la notion d'intelligence : elle désignait l'aptitude globale de l'esprit humain à discerner les rapports, à découvrir les structures, l'architecture (à l'image du cosmos), les relations entre les éléments et à créer de nouveaux liens, inexistants à l'état naturel. On retrouve ce sens global dans la pensée moderne, en particulier avec PIAGET (1896-1980), le fondateur de l'épistémologie génétique : il a particulièrement étudié le développement de l'intelligence chez l'enfant, avec l'enchaînement des différentes étapes d'édification des connaissances, depuis l'accomodation jusqu'à l'assimilation (cf. "La naissance de l'intelligence", 1936)

L'utilisation dans le langage courant des notions d'entendement, d'intellect puis d'intelligence est d'un usage assez récent, avec également l'introduction des notions modernes de conscient et d'inconscient individuel et collectif. La notion de raison subit actuellement les revers de l'histoire qui semble avoir usé et abusé de ses multiples sens. Ce sont les travaux des philosophes des trois derniers sens qui ont modifié la connaissance de l'esprit humain, avec les apports de la médecine et des sciences du comportement (psychiatrie et psychologie). Ils ont ainsi considérablement élargi le champ des capacités intellectuelles et spirituelles : l'esprit de chaque être humain contient un potentiel de développement et d'élévation au-dessus du niveau des données naturelles brutes, dont le processus s'enclenche et se déroule au contact du monte extérieur et d'autrui : développement des facultés de représentation, d'interprétation, d'organisation et de prise de décision avec la contribution de la sensibilité, de l'entendement, de la raison, de l'imagination et avec l'aide basique et fondamentale de la mémoire, afin de mieux connaître, comprendre et agir sur soi-même, autrui, et le monde. Réinventer sans cesse, de génération en génération, la façon la plus habile de tenir tête au chaos et à la dégénérescence, d'harmoniser formes et contenus, c'est ce à quoi se sont employés, tous les passionnés du fonctionnement de l'esprit humain, tâche ardue, en particulier pour les philosophes contemporains qui sont aux prises avec la montée en puissance d'une intelligence artificielle multifonctionnelle envahissant tant les sphères de la vie privée que les espaces publics.

Intelligence et raison forment deux ensembles indissociables qui ont un dénominateur commun : la pensée, et qui, par leurs conflits internes et la gestion que cela demande, redonnent sans cesse vie et vigueur à la pensée.